Aujourd’hui, j’ai le plaisir de donner la parole à une architecte brillante, qui a soutenu Labita dès ses débuts et qui m’a beaucoup inspiré sur nos méthodes d’accompagnement : Agathe Bély, architecte HMNOP* et fondatrice de l’agence La Mécanique des Ruines. Cette interview fait suite à mon premier article exploratoire “Comparatif des logements en écoconstruction versus construction conventionnelle” dans lequel j’ai comparé les impacts économiques, environnementaux et sociétaux de l’écoconception par rapport à des conceptions conventionnelles. Agathe va nous apporter sa vision sur le réemploi, le bioclimatisme et surtout nous parler de sa vision de la ville de demain ! “Ma ville idéale est démontable et ultra végétalisée avec énormément de place pour la biodiversité. Elle est joyeuse et robuste.” 🔮 Bonne lecture ! | ![]() |
👀 Ce que je retiens : L’objectif de cet article était d’éclairer les avantages de faire le choix du réemploi, notamment en évoquant ses retombées économiques. Agathe le souligne avec force : au-delà des économies directes, c’est une approche holistique robuste que propose l’économie circulaire dans le bâtiment : la création d'emplois localement, une conception durable du bâti et une approche par les ressources. Et enfin, comme le dit si bien Agathe : il faut se dire qu’on n’a pas le choix ! Réduire nos impacts est vital pour nous et pour la planète !
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Bonjour Agathe, peux-tu te présenter ton activité et ta mission en tant qu’architecte ?
Je suis architecte HMNOP*, spécialisée dans la réhabilitation bioclimatique et dans le réemploi. C’est dans ce cadre que j’ai fondé La Mécanique des Ruines il y a 3 ans afin d’accompagner mes clients dans leurs projets avec une sensibilité autour de l’économie circulaire.
Ma mission est de proposer des lieux de vie (logements, bureaux, tiers-lieux, …) adaptés en minimisant l’impact de la construction d’un point de vue environnemental.
J’ai une approche sobre de l’architecture en privilégiant le réemploi et l’observation de l’environnement naturel du projet. Les trois piliers d’un projet réussi selon moi : Robustesse, utilité, beauté.
Comment es-tu passée d’architecte conventionnelle à architecte qui "casse les codes" ?
Tout d’abord, je ne suis pas sûre qu’il existe d'architectes dits conventionnels Nous sommes formés à décliner notre vision du monde dans notre pratique d’architecte et sommes tous et toutes plus ou moins “casseurs de codes”. Je pense que c’est surtout une histoire de génération : les nouvelles générations d’architectes (comme d’autres professions) sont les premières où on leur demande de régler les problèmes des générations passées tout en prenant en compte les besoins des générations futures. C’est génial et une superbe occasion d’orienter nos carrières vers l’engagement !
Donc tu fais partie des nouvelles générations d’architectes : qu’est-ce qui t'a amené vers la profession ?
Gamine, je voulais être ranger dans les parcs naturels. J’aimais la nature, les animaux et je ne m’imaginais pas vivre enfermée. Lorsque l’heure est venue de faire mes choix d’orientation scolaire, c’est le métier d’architecte qui est ressorti car j’étais bonne en matières scientifiques et j’avais le sens du service. A l’époque, ça m’avait étonné, car je préférais les lieux sauvages à ceux construits. Et puis, je me suis dit “si j’agis de l’intérieur, je pourrais rendre les villes plus naturelles par le biais de l’architecture” ! Alors j'ai foncé !
Après des expériences dans plusieurs agences d'architecture et de paysagisme (ROTOR, atelier Neyrat Michelet, ...) j’ai lancé La Mécanique des Ruines. Je suis aussi formatrice en économie circulaire de la construction et présidente cofondatrice de La Bascule - Plateforme de réemploi de matériaux charentaise pour les professionnels et Particuliers. Là où je peux être “non-conventionnelle”, c’est que j’ai cette envie d’apprendre sans relâche, de me poser des questions, de m’indigner, d’apporter un regard naïf et surtout d’écouter pour proposer de nouvelles manières d’imaginer les projets immobiliers de mes clients !
Il y a autant de définition de l’écoconstruction que de personnes. Quelle est la définition de La Mécanique des Ruines ?
C’est une définition qui évolue, qui n’est pas fixe, qui est organique en fonction du projet, des usages et des époques. Ma définition actuelle pourrait être de : “Concevoir de manière agile à partir des usages, des lieux, des matériaux et des phénomènes naturels déjà présents, avec respect.”
Il y a aussi une évolution sociétale sur les stratégies de conception de bâtiments : avant on parlait de performance, nous parlons aujourd’hui de résilience pour se relever après une crise et nous entendons de plus en plus parler de robustesse (Olivier Hamant) qui permet de se prémunir de ces crises.
Qu’as-tu pensé de l’article “Comparatif des logements en écoconstruction versus construction conventionnelle” écrit par Labita ?
J’ai trouvé l’article très pédagogique. On a besoin de ça pour faire avancer les choses !
En revanche, on pourrait préciser l’étude, car sur une durée de vie de 50 ans, les bâtiments, quels que soient les usages, évoluent de nombreuses fois. Ces coûts sont à prendre en compte dans l’équation, mais ils sont variables de chaque projet. Pour faciliter un nouveau scénario, je proposerais d’avoir une réflexion sur 50 ans pour la structure, 20 ans pour l’enveloppe et 10 ans sur l’équipement intérieur.
Le challenge à l’avenir pour éviter les coûts cachés sera de :
concevoir le bâtiment de manière réversible pour stabiliser l’impact financier et environnemental ;
investir dans la robustesse des matériaux choisis qui permettent le réemploi et surtout leur démontage.
Pour le particulier, c’est un réel investissement de penser ainsi et cela peut aussi questionner la notion de propriété. Les pionniers qui peuvent permettre un changement d’état d’esprit sont pour moi les bailleurs et foncières, gestionnaires de patrimoine sur le long terme.
Pour finir, j’aime bien rappeler aussi quelque chose : il faut se dire qu’on n’a pas le choix ! Réduire nos impacts est vital pour nous et pour la planète ! D’ailleurs, nous le faisions bien avant : les architectures anciennes et vernaculaires encore présentes sont des exemples typiques d’une conception robuste.
Et toi, tu as choisi de t’engager particulièrement autour du réemploi. Pourquoi ?
J’ai toujours été considérée comme l’étudiante militante, qui questionnait nos pratiques. Et on me le répétait toutes les semaines ! C’est dans cette énergie de vouloir faire bouger les lignes que je me suis auto formée dès 2012 sur la conception bioclimatique** où tout part de l’environnement d’un projet. Aujourd’hui, les matériaux que nous trouvons à profusion partout en France, ce sont nos propres déchets ! La boucle est bouclée, je me suis spécialisée en réemploi et en bioclimatisme. Avec cette vision : tout part de la matière et c’est ce qui me met en joie !
On manque de temps pour changer les choses et je choisis où je mets de l’énergie. Et justement, pour une action de réemploi, il y a trois résultats :
On évite la création de déchet ;
On évite l’extraction de matière première
On créer de l’emploi local non délocalisable
Si on sort d’une vision purement économique, on voit la triple valeur créée : économique (réduction de coûts potentiels en matière première et traitement des déchets), sociale (on créer des emplois), environnementale (on optimise les ressources dans un monde fini). Un quatrième effet me tient aussi à coeur : créer des lieux singuliers.
Quel est l’état des lieux en France du réemploi dans le bâtiment ?
Actuellement, il y a une forte accélération du réemploi dans le bâtiment ! C’est assez fou et intéressant ! Cela s’explique par les réglementations mises progressivement en place (la REP* par exemple) et les crises successives que nous avons pu avoir (pénurie, hausse des coûts de transports, …). Alors je te propose deux approches !
La première est mon approche sensible : Pour faire une rétrospective de manière assez caricaturale : il y a 10 ans, on me disait “Agathe, va faire tes cabanes dans les bois pour tes hippies”. Puis nous sommes passés par : oui, mais le réemploi, c’est … moche, ça va coûter moins cher (pas forcément) et aujourd’hui la question phare, c’est : comment on assure ça ?
Aujourd’hui, on a beaucoup moins à argumenter quand on parle de réemploi et on observe une montée en compétences évidente sur les territoires. Ce dynamisme, on le doit essentiellement à des initiatives citoyennes ou à des cabinets de maîtrise d'œuvre, mais aussi aux maîtrises d’ouvrages.
Mon approche plus chiffrée est qu’il y a 5 ans, une étude réalisée par l’Union européenne rapportait qu’en moyenne 1% des matériaux du bâtiment étaient réemployés. Les objectifs grâce à la REP**** sont d’atteindre les 2% fin 2024 et 5% en 2028. On pourrait questionner l’ambition ou l’atteinte de ces objectifs, mais ça a le mérite de mettre en mouvement la filière : c’est enthousiasmant et on commence à pouvoir parler d’industrie du réemploi (ou Écologie Industrielle et Territoriale*****) et de changement d’échelle.
Et les projets fleurissent sur le territoire, surtout dans l’ouest de la France : La Bascule (16), Mobius (93), La Matière (17), Patx’ma (64), La boucle - Bricothèque (33), Aléas (87), Remabat (23), Solibat, Refair - La Base du Réemploi (33), …
Question qui fâche… ou pas : le réemploi, ça coûte combien et quelle valeur créée ? (économique, sociale, environnementale)
Encore une fois, c’est difficile de quantifier clairement l’impact financier du réemploi car cela dépend de chaque projet et des filières mises en place localement. L’équation économique diffère du neuf également :
Neuf : on paie les matières premières, la fabrication, le transport, la gestion des déchets ;
Réemploi : on paie la dépose soignée, le coût de stockage et l’étude complémentaire que cela peut nécessiter dans un projet.
On a tendance à vouloir chercher le coût équivalent même si les modèles sont différents et c’est toute la complexité pour embarquer les décisionnaires !
J’aime bien mettre dans l’équation des coûts du matériel, celui du coût du temps. Autrefois, cela coûtait plus cher de faire venir des matériaux de l’autre bout du monde alors les citoyens et professionnels trouvaient leur bonheur en local. Et cela fonctionnait économiquement !
Aujourd’hui, la mondialisation et l’industrialisation ont fait que ce rapport s’est inversé : il est moins cher (parfois) d’utiliser des huisseries neuves qui viennent de Chine ou de l’est de l’Europe plutôt que d’en sourcer en France, neuve ou en réemploi. Pour moi, on ne paie pas le vrai coût des matériaux.
Cette tendance s’inverse à nouveau ces dernières années : les crises successives dont on a parlé font que les matériaux de l’autre bout du monde sont soit plus chers, soit instables en termes de disponibilité… soit les deux !
Et dans tes différents projets, est-ce que tu as eu de belles surprises économiques ?
J’ai eu de belles surprises oui ! Je sais aujourd’hui que les blocs portes, luminaires, matériaux en bois, chemins de câbles, équipements sanitaires sont des matériaux idéals pour obtenir une bonne équation. Et ce, en plus des emplois créés localement, des déchets évités, bien sûr !
En ce moment, je suis sur un projet en collaboration avec un acteur ferroviaire où nous allons réemployer des traverses de chemin de fer pour créer des sols. Les avantages sont que le résultat est très robuste, perméable à l’eau et surtout facilement démontable !
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Ci-dessus, ces photos montrent des matériaux déposés et référencés dans une plateforme temporaire interne au chantier de la Caserne du Pont Achard. L'architecte mandataire est Duclos architectes.
Est-ce que tu veux partager un livre, un film, une personne, une citation qui t'a inspiré dans tes engagements et ton travail d’architecte ?
J’ai un petit livre qui me suit depuis de longues années : Le manuel de l’architecture naturelle de David Wright. Il ne donne pas de solutions toutes faites et c’est typique de l’architecture qui fonctionne au cas par cas, qui n’est pas une science exacte !
Tout à l’heure nous avons parlé d'Aurore Stefan et j’aime également un documentaire de Michael Reynolds “Garbage Warrior”. C’est un documentaire extrême et décalé qui pousse à l’expérimentation et au droit à l’erreur, tout en modérant le risque bien sûr !
Justement, l’expérimentation et le droit à l’erreur dans l’architecture : quels curseurs et comment y porter un regard bienveillant ?
Pour moi, l’expérimentation et le droit à l’erreur, on le trouve surtout à l’étape du prototypage. Il m’arrive régulièrement de sortir ma perceuse et ma scie circulaire pour montrer à un client ce que ça pourrait donner et le confronter aux aléas climatiques. J’ai tenté l'expérience pour la première fois à l’Atelier Neyrat Michelet en proposant à un client une façade réalisée avec un bardage en réemploi (dormantes de menuiserie).
L’expérimentation et le droit à l’erreur doivent avoir une approche scientifique, technique et expérimentale pour permettre d’aboutir à des projets qui embarquent.
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🔮Fiction
La ville en réemploi de demain, tu l’imagines comment ?
“La ville idéale de demain est démontable et ultra végétalisée avec énormément de place pour la biodiversité. Cette ville, elle est joyeuse et robuste !”
Quand tu me poses cette question, ça me fait penser aux legos. Le lego, c’est un peu une caricature de la ville démontable : on agit avec des ressources limitées, qu’on adapte et emboîte. On démonte et on remonte. C’est très lié au précepte de Lavoisier “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”
La ville idéale, c’est aussi une ville verte foisonnante de végétaux productifs : des arbres à feuillage caduc par-ci pour la lumière d’hiver et l’ombre l’été; des arbres fruitiers par là. Et surtout, beaucoup de vivants : humains, animaux, insectes confondus.
Cette ville a aussi une dynamique économique locale folle grâce aux différentes activités en symbiose créées par cet engagement envers le réemploi. Et ça concerne le bâtiment, mais pas que : les déchets domestiques par exemple avec l’instauration de la consigne sur la majorité de nos produits alimentaires, cosmétiques et d’entretien !
Et à l’échelle des logements, l’impact de l’aménagement sur la qualité de vie est plus important qu’on ne le pense : il faut arrêter de mettre des kitchenettes partout. C'est de l’optimisation non optimisée et cela a un impact fou sur le mode de vie de l’habitant dans sa manière de s’alimenter. Pour cela, on réagence les espaces, on crée des pièces partagées comme la chambre d’amis, le bureau pour recréer à la place une cuisine comme un vrai espace de vie !
Et le premier pas pour se diriger vers ces modes d'habiter, ce serait quoi pour toi ?
Le PLUI ! C’est l’un des leviers puissants qui permettrait de rendre obligatoire une dépose soignée lors des déconstructions et/ou réhabilitations, avec des engagements lors des permis de construire. Et lors de la conception, qu’il y ait une obligation de penser robustesse et réversibilité.
Pour donner un superbe exemple, c'est l’ordonnance à Portland qui exige qu’une majorité des projets de démolition soient entièrement déconstruits plutôt que démolis et cela permet d’avoir une approche holistique à plusieurs impacts : optimisation des déchets, des coûts et création d’emplois. Interview France Radio de Mathilde Billet, expert en réemploi chez Nobatek, centre de recherche appliquée pour la Transition Énergétique et Environnementale du bâtiment.
Le deuxième pas serait d’utiliser les outils numériques dont on dispose dans l’économie linéaire pour faciliter la vulgarisation de l’économie circulaire et la placer comme un standard !
Définition
En savoir plus sur La Mécanique des Ruines ou La Bascule du réemploi
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